•                 Tout cela semble si lointain. Episode flou. Rien qu’un mythe, une fable. Est-ce vraiment réel ? Et pourquoi pas ?... Il aurait fallu y rester.

                    C’était une salle aux murs rouges, décorée seulement d’un bronze sur la cheminée, le lustre éclairait d’une lumière jaunâtre la table où quatre hommes jouaient aux cartes. Un parquet en chêne brun renforçait l’ambiance brûlante et enfumée de la pièce. Au bout, un cinquième homme dormait paisiblement sur un canapé miteux. La marche funèbre de Chopin résonnait avec force et rythme, jouée par un sixième homme au teint livide et au regard désespéré. Tous ne paraissaient ni vieux ni jeune mais sur chaque visage on pouvait lire une sorte de résignation, comme si leur vie était déjà derrière eux.

    Un des quatre joueurs, celui portant un magnifique feutre Borsalino, prit alors la parole :

    « Eh bien, André ? Racontez-nous, comment étaient vos amours ?
    - Pourquoi cette question ?
    - Voyez-vous, j’ai appris à connaître l’homme. Il est capable de grandes actions, je n’en doute plus. Mais ce qui m’intéresse par-dessous tout, c’est de savoir s’il est capable d’un grand sentiment.
    - Oh ! Je vois. Dans ce cas, il est vrai que j’ai connu une perle dans ma vie. Une de ces créatures dont la sensibilité vous marque à jamais. Mais je ne suis pas homme de grande action et la vile engeance de notre époque ne percevait alors pas encore ce que pouvait être un grand sentiment. Je l’ai quittée par dépit et par bêtise. Sans doute était-elle la seule à s’être intéressée à moi, à mon rêve, à mon égoïsme, à se mettre à ma place à moi et pas seulement me juger de la sienne, comme tous les autres. Malheureusement, j’avais ce sale penchant aussi pour les fantômes, cette verve de la trimarde… Enfin, que voulez-vous, tout ça est derrière moi maintenant.
    - Moi, reprit le troisième, j’ai longuement cherché mon idylle, en vain, pendant de nombreuses années. Tout me paraissait si fade. Puis, un beau jour, j’ai fini par la trouver ma Muse. Je la guignais alors encore plusieurs années sans rien oser devant cette perfection. J’étais trop intimidé et me sentais à mille lieux sous elle. A force d’attendre, il fut trop tard : on prend doucement son rôle et son destin au sérieux sans s’en rendre bien compte et puis quand on se retourne il est bien trop tard pour en changer. On est devenu tout inquiet et c’est entendu comme ça pour toujours. Et mon implacable Vénus s’en est allée. Parfois je l’appelle encore, oh ma belle Déesse et immortelle Beauté. »

    Le quatrième qui n’avait dit mot jusqu’ici commençait à montrer des signes d’impatience en écoutant cette dernière tirade. Puis il explosa à ces derniers mots :

    « Vous êtes fou ! Comment pouvez-vous sortir de telles inepties ! Vous voulez le bouffer votre Amour pourri avec votre sauce à la tendresse ?  Pas avec moi !
    - Voyons Léon…
    - Non, ça prend plus avec moi ! Vous y tenez à faire l’amour au milieu de tout ce qui se passe, de tout ce qu’on voit ? Ça vous suffit parce qu’on vous a raconté qu’il y avait pas mieux que l’amour et que ça prendrait avec tout le monde et toujours… Voilà où ça vous a mené, où ça nous a mené…
    - Votre véhémence me fatigue Léon. Calmez-vous et ne nous entraînez pas dans votre marasme. Vous allez finir par réveiller Alcide, reprit l’homme au Borsalino. »

                    Le dénommé Léon se leva sans un mot et quitta la pièce en claquant la porte.
    « Il reviendra, où voulez-vous qu’il aille ? Il a besoin de partir au bout de la nuit pour vaincre ses peurs et ses Chimères. Il finira bien par l’accepter. Heureusement, Alcide dort toujours paisiblement. Que ce serait-il passé si ce chérubin s’était réveillé ?...
    - Je n’aime pas les gens qui dorment paisiblement. Ils se foutent que les choses aillent comme elles vont. Le pourquoi et le comment leur passent au-dessus de la tête.
    - André… Philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur. Ne soyez pas jaloux. Et vous Monsieur le pianiste, qu’aimez-vous ?
    - J’aime sans doute le Ciel. La Lune et les étoiles… Et ces nuages qui passent… Oui, ces terribles nuages…
    - Ahah, quel rêveur celui-là ! Bien, Messieurs, les affaires m’appellent à nouveau. Ce fut un plaisir de vous revoir. Vous savez que j’aime prendre des nouvelles de mes clients. Soyez sages, vos âmes s’en porteront pour le mieux. J’y veillerai personnellement. »

                    A ces mots, l’homme au Borsalino disparut dans un éclat rouge et un rire maléfique, laissant pour toute trace quelques cendres sur sa chaise et une carte de visite sur laquelle on pouvait lire : Lucien Samyaza, vendeur de désirs et de tentations en tout genre. Séparez-vous de ce dont vous n’avez plus besoin. Produits non échangeables ni remboursables.

     

    Nicolas


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